jeudi 17 septembre 2015

La peur de l'inconnu

Je suis outrée, quoique pas tellement surprise, par l'ampleur de la haine que l'on voit déferler, telle un tsunami gigantesque, sur les réseaux sociaux, dans les commentaires aux dessins, aux photos, aux vidéos, aux articles sur les réfugiés de guerre et les migrants en général.

Bien entendu, je devrais être habituée à ce genre de choses, ayant réceptionné une quantité phénoménale de PPS qui - souvent d'une façon voulue humoristique - essayent de me convaincre que les autres, peu importe lesquels d'ailleurs, sont moins bons, moins intelligents, moins beaux, etc, que le groupe auquel l'expéditeur et moi-même sommes sensés appartenir. J'en ai sans doute fait suivre quelques uns parmi les moins méchants, les plus drôles aussi, mais je ne le fais plus depuis longtemps. Je ne veux pas réveiller la peur de l'autre, présente en chacun de nous, et ces PPS ne font que banaliser cette peur qui engendrera la haine de celui qui est sensé être moins bien que nous.

Il est certain que l'homme a toujours (au moins aussi loin que je peux remonter le temps) eu peur de celui qu'il ne connaissait pas. Encore aujourd'hui, alors qu'on aurait pu espérer qu'Internet nous aurait rapprochés, malgré nos différences, grandes ou petites, l'homme a tendance à se méfier de celui qu'il croit différent.  (Parfois le fait que la personne habite l'appartement voisin suffit pour nous inciter à de la méfiance, voir plus, si pas d'affinités.)

Or, être ami avec quelqu'un sur les réseaux sociaux, ne veut pas dire que nous sommes prêts à accueillir cet ami chez nous, surtout si l'ami en question a des habitudes qui ne sont pas les nôtres. Si en plus, notre ami est en difficulté, avec le risque que cela implique de devoir le garder chez nous pour une longue période, alors on le supprime si le fait de l'ignorer ne suffit pas. (Comme aurait dit une femme politique suédoise en parlant des réfugiés qui voulaient rallier la Suède : "N'y a-t-il personne pour se mettre sur le pont d'Öresund avec une mitrailleuse?")

En période de vacances estivales, nous partageons des dessins et des vidéos d'animaux abandonnés à leur triste sort; nous serions presque prêts à pleurer à chaudes larmes devant de tels agissements, surtout si personne ne nous demande rien d'autre, tel que participer au financement de notre SPA locale. Nous avons d'ailleurs raison de nous émouvoir, car nos animaux de compagnie méritent d'être bien traités, bien nourris au lieu d'être laissés abandonnés lorsque nous avons autre chose à faire, et qu'ils commencent à nous brider dans nos envies.

Mais les mêmes personnes (non, pas vous qui êtes en train de me lire, les autres) qui s'extasient ainsi devant les chats et les chiens dont personne ne veut, ont pour les réfugiés de guerre, des hommes, des femmes, des enfants, une réaction bizarrement différent. Si le pays de ces personnes-là est en guerre, s'ils souffrent - surtout au point de vouloir quitter leur maison, leur village, leur ville, et leur pays - nous nous mettons à avoir peur d'eux à tel point que nous préférons fermer les yeux sur les cruautés qu'ils subissent, pour ne voir en eux que des envahisseurs,  des personnes qui vont venir empiéter sur nos plates-bandes, sur nos privilèges, que nous n'avons surtout pas envie de partager. Nous sommes des égoïstes, ce qui est sans doute normal, surtout dans des situations difficiles. 

Il en a toujours été ainsi. Personne ne peut prétendre que les migrations se sont toujours bien passées. Ceux qui ont été forcés de partir de chez eux, de leur foyer, pour s'installer ailleurs, forcés pour cause de guerre, de famine, de misère économique, n'ont jamais été accueillis autrement que par de la méfiance de la part de la population locale. C'est ainsi que se sont formés des quartiers qui perdurent encore aujourd'hui, et où la population devenue à son tour locale a, en grande majorité, des racines communes, même si elle est là depuis des générations. Il est normal qu'on veuille, surtout au départ, se retrouver avec des gens qui ont les mêmes habitudes que vous, notamment lorsqu'on a fui son pays pour survivre. Il est normal de vouloir en parler avec des gens qui le connaissent et qui l'aiment comme vous. La similitude ressemble, soulage aussi. Il faut bien pouvoir parler de ses problèmes, de la famille qu'on a laissée au pays, avec quelqu'un qui sait de quoi on parle, quelqu'un qui partage les mêmes souvenirs, les mêmes coutumes, le même point de vue.

Même ceux qui migrent parce qu'ils ont envie de changer, de voir d'autres pays, ont souvent tendance à rechercher la compagnie de leurs compatriotes.  Le besoin d'appartenir à un groupe est fort chez la plupart de nous. Les contacts sont plus faciles quand on parle la même langue, quand on a les mêmes racines, donc à peu près les mêmes goûts.

J'aurais pourtant aimé que l'éducation, et aussi l'information que nous pouvons difficilement éviter aujourd'hui, auraient aidé à faire de nous des êtres plus ouverts, plus compréhensifs envers les autres, mais apparemment il est encore aujourd'hui plus facile de haïr son voisin que de l'accepter, voir de l'aimer. Nous aurions pu nous servir des réseaux sociaux pour construire des ponts entre les gens, mais l'égoïsme et les peurs de certains sont toujours là pour participer à leur destruction.

Dommage.

***

"Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m'enrichis", (Citadelle)
"Seul l'inconnu épouvante les hommes. Mais pour quiconque l'affronte, il n'est déjà plus l'inconnu".  (Terre des Hommes)
Antoine de Saint Exupéry

dimanche 6 septembre 2015

Ma guerre

Je suis née trop tard pour avoir connu la guerre, mais je suis la seule de ma famille à être dans ce cas, je suis d'ailleurs aussi la seule survivante aujourd'hui.

Nous n'avions pas l'habitude d'en parler, mais parfois ma mère se laissait aller à des confidences. Je suppose qu'elle avait besoin d'en parler, en même temps qu'elle avait envie de se taire. Peut-être voulait elle aussi m'apprendre des choses, elle qui avait vécu sa première guerre, une guerre civile, à l'âge de trois ans. Elle me souhaitait de ne jamais en connaître, et je ne le souhaite à personne aujourd'hui.

C'est ainsi que bien malgré moi, car tout cela ne m'intéressait pas particulièrement à l'époque, j'ai appris que mes parents avaient envoyé ma sœur, née un an avant le début de la Guerre d'Hiver, dans une famille d'accueil à Stockholm, afin qu'elle y soit en sécurité. Pour une petite fille, se trouver avec des gens inconnus, n'était certainement pas ce qu'il y avait de mieux, mais en restant avec sa propre famille elle aurait risqué plus gros que la traversée en bateau.  Un déchirement, pourtant. Pour tous.

Je ne sais pas combien de temps elle y est restée, je sais juste qu'elle en est revenue, ce qui n'était pas le cas de nombreux autres enfants.

La guerre était toujours là quand mon frère, né trois ans après ma sœur, plongeait dans une fossé avec le restant de la famille, afin d'échapper à une attaque aérienne. Il avait tellement peur que pendant toute l'attaque il serrait à sa petite main une ortie, sans se rendre compte qu'elle lui brûlait la peau.

La peur, quand ils voyaient un quartier de la ville brûler au loin, quand les bruits de guerre s'approchaient trop, quand il fallait réveiller tout le monde, et courir se réfugier dans une cave afin d'échapper aux attaques aériennes. Tout le monde l'a vécue. Moi, je ne peux que me l'imaginer.

Ma famille a eu de la chance, personne n'est mort à la guerre. Tout le monde est revenu, même mon oncle, celui qui allait devenir mon parrain, et qui à l'époque n'était qu'un tout jeune homme, est rentré à la maison en un seul morceau, mais sans ses cheveux. Ils les avait perdus en même temps que sa jeunesse.

Je n'ai pas vu la guerre, mais quand je suis née, le pays était toujours pauvre et en train de payer d'énormes compensations de guerre au pays qui l'avait pourtant attaqué, par traîtrise, et sans avoir au préalable fait une déclaration de guerre (ce qui ne fût pourtant admis qu'en 1988, donc bien plus tard).

Moi, je le savais, car ma mère me l'avait dit, et je l'ai toujours cru, même si le grand voisin essayait de prétendre le contraire, et en y arrivant parfois aussi à se faire croire officiellement, ce qui agaçait prodigieusement mon père.

Enfants, nous ne nous occupions pas de la guerre que nous n'avions pas connue. Mon meilleur ami pendant les dix premières années de ma vie, Pa, était sans doute aussi insouciant que moi, bien que touché de près par l'expérience de ses aînés.

Je me rappelle un jour, Pa et moi étions au cinéma, dans une de ces salles où on passait informations et dessins animés en boucle. Soudain Pa s'exclame: "Regarde, c'est mon papa!" (Ce n'était pas dans un Tom & Jerry.) Tout autour de nous, on le traitait de menteur, mais c'était pourtant vrai. L'homme en uniforme était son papa, et mon voisin. Je le connaissais bien, tout comme je connaissais, et aimais, sa maman, Maj-Lis, que j'allais souvent voir dans sa cuisine, pour lui raconter des blagues de gamine. Je suis retournée la voir, dans sa petite maison de campagne, à la fin des années 1980. Son mari, qui allait mourir en 1989 était déjà proche de la fin à ce moment-là, et je n'ai pas pu le rencontrer.

Le papa de Pa fût promu major-général l'année de mes trois ans. C'était un titre qui imposait beaucoup de respect dans l'entourage. Je me rappelle encore la façon dont les gens le prononçaient, y compris mon père.

Le major-général avait été aide de camp du Maréchal Mannerheim pendant la guerre, c'est même lui qui avait inventé le cocktail qui porte le nom du Maréchal, un Mannerheim, composé à l'époque de spiritueux de style vodka de mauvaise qualité, de vermouth français et de gin, les deux derniers ingrédients ayant été ajoutés afin de couvrir le mauvais goût du premier.

Il continua à ce poste quand Mannerheim devint président, et il succéda à lui-même, en tant que premier aide de camp des deux présidents suivants, Juho Kusti Paasikivi et Urho Kaleva Kekkonen, les deux seuls que j'ai connus personnellement. 

Je n'ai donc pas connu la guerre, mais j'ai connu des gens qui s'y sont battus, tel l'homme qui allait devenir mon dentiste des années plus tard. Pendant la guerre, pour sauver sa peau, il s'est accroché à quelque chose qui flottait, et qui l'aidait à flotter par la même occasion, et il a traversé à nage le lac Ladoga dans l'isthme de Carélie, que la Finlande fût obligée de céder à l'Union Soviétique à la fin de la guerre. Il n'est peut-être pas la peine d'ajouter que mon futur dentiste n'en sortit pas tout à fait indemne. 

Les Caréliens, dont les terres furent cédées au puissant voisin en "dédommagement" (cela me rappelle un peu la situation actuelle quand ceux qui se défendent contre les voyous qui les attaquent, finissent par être jugés coupables) furent accueillis partout dans le pays. C'étaient nos réfugiés, et les reloger était un devoir et un honneur pour tous.

En face de chez nous, là où j'ai passé les vingt premières années de ma vie, il y avait, au pied de la Cathédrale Ouspenski, la plus grande église orthodoxe en Europe occidentale, un abri pour la population civile. Chaque mercredi (était-ce bien le mercredi ou un autre jour de la semaine?) à midi pile retentissait une sonnerie, une alarme, dans la ville. Ce n'était pas bien grave, c'était juste pour vérifier son bon fonctionnement. Si nous l'avions entendu à un autre moment de la journée, il aurait fallu courir se réfugier dans l'abri le plus proche. Tout le monde le savait.

Là où je déménageais ensuite, il y avait un abri identique. En fait, il y en avait, et il y en a toujours partout, car ils ont été rendus obligatoires par législation. Ce ne sont pas des simples abris anti-aériens, mais beaucoup plus performants.

Je n'ai donc pas connu la guerre, mais la période après ma naissance n'était pas simple non plus. La période de la guerre froide entre les deux grandes puissances mondiales se faisait ressentir partout dans le monde, et nous avions en plus à faire directement avec une de ses deux puissances le long d'une frontière de 1340 km, avec des miradors de part et d'autre, ainsi que des panneaux qui en interdisaient l'accès encore longtemps après ces premières années.

En outre, le fait que le pays souhaite élargir son commerce internationale d'avantage en dehors de l'Union Soviétique ne plût pas à celle-ci. Les relations diplomatiques furent interrompues avec entre autre le départ de l'ambassadeur soviétique en octobre 1958, et intervint une période appelé "gel de nuit" qui prit fin avec la rencontre du président Kekkonen avec Nikita Khrouchtchev et Andreï Gromyko fin janvier 1959 à Moscou. Les relations se dégradèrent de nouveau deux ans plus tard, à peu près en même temps que le mur de Berlin fût construit, et je me rappelle encore la crainte qui transpirait des grandes personnes même à l'encontre de la petite fille insouciante que j'étais.  

En se référant au traité finlando-soviétique signé en 1948, les soviétiques envoyèrent à l'automne 1961 aux finlandais une note diplomatique qui parlait de la menace représentée par l'Allemagne Fédérale, tout en sollicitant des consultations d'entraide militaire. Tout se termina - malgré la crainte qu'on pouvait avoir - pas trop mal.


C'était dans ces années d'incertitude politique, et aussi économique, avec beaucoup de chômage et peu d'espoir, qu'un de mes oncles décida avec sa femme d'émigrer vers un pays plus prospère et surtout des voisins moins belligérants.

Ce n'est sans doute que quelques années plus tard que je fus grande assez pour voir le film "Le Soldat Inconnu", réalisé d'après l'œuvre écrit en 1954 par Väinö Linna d'après ces propres expériences pendant la guerre de continuation. C'était un film en noir et blanc, réalisé en 1955 par Edvin Laine, qui retraçait la guerre entre des simples soldats finlandais et l'envahisseur. Le Soldat Inconnu a fait l'objet d'un second film trente ans plus tard, en 1985.

Je n'ai pas connu la guerre, mais la guerre est toujours là, quelque part. Elle tue des innocents, elle les déracine. Elle fait du mal non seulement à ceux qui y participent de gré ou de force, mais aussi aux autres innocents, même longtemps après. Elle déchire les familles, elle fait se réveiller en sueur des hommes et des femmes qui enfants ont souffert des traumatismes de leurs parents. Longtemps après. Les conséquences d'une guerre ne finissent jamais.

Les guerres ne sont pas décidées, ni souhaitées par les civiles, mais par des personnes avides de pouvoir, cupides de richesses, parfois aussi dictées par leurs propres peurs. Ils entraînent dans leur sillage des personnes qui pensent comme eux, et font ensuite se massacrer des innocents, tout en se mettant eux-même à l'abri afin de voir les richesses, le pouvoir s'accumuler pour eux.

Même les pays qui décident d'en aider d'autres ne le font pas par compassion, mais par intérêt. Quand la Finlande était en guerre, elle fût bien aidée par quelques volontaires, on ne peut pas le nier, mais quand par exemple les Français et les Britanniques proposèrent d'envoyer des bataillons d'aide par le nord de la Norvège et de la Suède, ils ne dirent pas que ce n'était qu'une toute petite partie qui aurait réellement été envoyée en Finlande, mais que la plupart des soldats serait restée dans le nord scandinave, là où il y avait de la richesse minière, plus intéressant à défendre qu'un pays agricole. 

L'histoire ne nous a pas appris grand-chose. La preuve, elle se répète tout le temps. Je ne peux que souhaiter qu'un jour nous puissions comprendre que la haine de l'autre ne mène à rien de bon, mais que des individus attisent cette haine pour nous envoyer les uns contre les autres, dans le seul but d'assouvir eux-mêmes leur cupidité de richesse, leur avidité de pouvoir. Et nous tombons très souvent, pour ne pas dire toujours, dans le panneau.